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Bill Bruford
Tout le monde le sait, Bill BRUFORD est LE batteur du rock progressif. Un genre qu'il a exploré en long et en large et dans lequel il a évolué sans jamais pouvoir s'accomplir pleinement alors que son apport fût, lui, considérable. Parler de BRUFORD sans lever un coin du voile sur son jeu particulier n'est pas lui faire honneur. Et c'est avec plaisir que je me plie à cette tâche. BRUFORD, c'est d'abord un son. Celui de sa caisse claire. Un gifle à la généreuse profondeur. Un touché sec mais chaleureux. Ses subtils roulements sur les peaux trouvent un lointain rival en la personne de Carl PALMER (ELP), mais si tous les deux adoptent la même technique, la sensibilité est elle toute différente. Tout entier imprégné des fragrances jazzistiques qui ont baigné son enfance, Bill BRUFORD va montrer un penchant certain pour les systèmes métriques complexes mis en place par Joe MORELLO, batteur au sein du quartette de Dave BRUBECK, et surtout le légendaire Max ROACH. Comme le soulignait, non sans ironie, Robert FRIPP "Bill est un batteur classique qui aurait voulu jouer du jazz et qui s'est retrouvé dans des groupes de rock" (ou quelque chose comme ça). C'est que, ce désir d'accomplissement, en vers et contre tout, a poussé BRUFORD à insuffler dans les musiques auxquelles il prenait part une touche "autre" qui permettait dès lors à celle-ci d'atteindre une nouvelle dimension encore jusqu'alors impensable. Bill BRUFORD a très clairement une grande part de responsabilité dans l'esthétique du rythme progressif, à l'instar d'un John BONHAM (LED ZEPPELIN) qui le serait pour le hard rock. Mais le jeu de Bill (sans jeux de mots) ne se résume pas à un son uniquement. Il est aussi le reflet d'une prise de conscience du rôle pivôt qu'incarne souvent le batteur au grand mépris des autres musiciens. BRUFORD, tout au long de son parcours et des ses errances de groupes en groupes, sera en perpetuelle évolution, cherchant sans relâche et sans rechigner à faire évoluer son jeu dans des configurations parfois drastiquement différentes. BRUFORD a donc non seulement le feeling et le sens du groove du batteur, mais il a aussi l'intelligence, la clairvoyance. Ainsi, si son jeu pour les albums de YES devenaient de plus en plus ultra techniques (de Yes à Close to the Edge), son passage longue durée chez KING CRIMSON lui permit au moins d'explorer plusieurs volets. Le premier, lors de l'incarnation 1973-1974, le mit pour la première fois en confrontation avec un percussioniste, en l'occurence Jamie MUIR. Le départ prématuré de celui-ci poussa BRUFORD à combler l'espace laissé vide en endossant cette seconde fonction pour laquelle il s'en tira avec brio (voir les nombreuses improvisations sur Starless and Bible Black), l'amenant même à innover avec son jeu de cymbales resté légendaire sur le titre One More Red Nightmare (sur l'album Red). Le deuxième volet apparaît lors de la période Discipline (1981-1984) du groupe, moteur de répercussions considérables sur son jeu : tout d'abord, ce que lui demande FRIPP relève du contre emploi puisque BRUFORD devra se passer de marquer les temps aux cymbales (charleston) sur l'album Discipline. Ensuite, l'introduction des percussions electroniques va orienter d'avantage BRUFORD vers l'exploration des phrasés mélodiques au sein d'un pattern rythmique, chose qu'il mettra du temps à vraiment bien maîtriser et qui se fera par le biais de son groupe, EARTHWORKS. Enfin, le retour du Roi Pourpre dans les années quatre-vingt dix, en adoptant la formule du double trio, donna l'occasion à Bill BRUFORD de s'essayer à la polyrythmie et aux phrasés décalés en amont et en aval du temps, incarné par le métronome Pat MASTELOTTO. Tout ça, c'était pour vous résumez brièvement le parcours évolutif du bonhomme. Et si c'était (un peu) rébarbatif, veuillez m'en excuser.
Ce sera Feels Good to Me en 1978, avec un parterre étourdissant d'invités prestigieux dont les figures les plus importantes et les plus significatives sont Jeff BERLIN et Dave STEWART (EGG, HATFIELD AND THE NORTH, NATIONAL HEALTH, ...) qui vont le soutenir pour un tir groupé de quatre albums aux senteurs canterburiennes. Il y a aussi la présence non négligeable d'Annette PEACOCK qui vient donner cette touche d'avant garde indéniable à l'ensemble. Parti sur sa lancée, les albums vont se succéder.
Il s'agira de One of a Kind (1979) et Gradually Going Tornado (1980) où le chant se fera de plus en plus discret, permettant au groupe de BRUFORD de s'épancher sur des parties instrumentales qui lorgnent clairement vers le jazz fusion, mais de celui pratiqué par des groupes comme BRAND X (il n'est d'ailleurs pas étonnant de retrouver fréquemment John GOODSALL et Robin LUMLEY dans les crédits). Le tout sera ponctué la même année par un album en concert, The Bruford Tapes. L'aventure Crimsonienne ayant repris du poil de la bête, BRUFORD met ses prétentions solistes au placard le temps pour le groupe de splitter à nouveau. Sur Three of a Perfect Pair, le batteur anglo-saxon eut l'occasion de réellement se déchaîner sur ses pads électroniques Simmons et à l'entendre, nul doute qu'il n'allait pas s'arrêter en chemin. Après deux albums avec un autre rescapé de YES, Patrick MORAZ (Music for Piano & Drums et Timecode en 1984), il lance sur le tard, en 1987, le projet EARTHWORKS où, dans un discours qui assume à présent pleinement les racines jazz (grâce au concours du saxophoniste Iain BALLAMY et au trompettiste Django BATES), BRUFORD se fait un malin plaisir d'intégrer ses percussions électroniques. Le résultat a de quoi étonner et peut laisser circonspect plus d'un auditeur, mais à force, on arrive à s'habituer à ce nouveau langage qui leur est propre finalement. Peut-être dans les passages où ils incluent des mélodies exotiques ils peuvent par instant faire songer à WEATHER REPORT, mais hélas pas dans leur période la plus brillante.
Les albums vont se suivre et aussi, c'est bien dommage, se ressembler. Il y aura chronologiquement : Earthworks, donc, en 1987, Dig ? en 1989, All Heaven Broke Loose en 1991 et un live posthume pour sceller leur sort avec Stamping Ground en 1994. Entre temps, BRUFORD aura eu le temps de rejoindre le nostalgique quartette ANDERSON BRUFORD WAKEMAN & HOWE, de les accompagner en tournée, et même de rejoindre YES une ultime et dernière fois pour l'album Union en 1991 et la tournée fratricide qui en découla. L'arrêt du projet EARTHWORKS coïncide alors avec le retour à la scène d'une antépénultième incarnation de KING CRIMSON qui n'en finit pas de se demander si oui ou non il serait temps de s'arrêter. Mais au fil des nouveaux enregistrements du projet monté par FRIPP, il apparaît clairement que l'orientation prise par le groupe ne sont plus à même de satisfaire notre insatiable batteur. BRUFORD refuse de se coltiner à nouveau aux percussions électroniques dont il pense légitimement avoir fait le tour. Ses projets annexes l'attestent. Il publie tout d'abord un très discret If Summer Had Its Ghosts, en 1997. Son album le plus personnel et le plus introverti, enregistré en trio en compagnie de Ralph TOWNER et Eddie GOMEZ. Ici, BRUFORD laisse tomber les masques et signe un album de jazz classique épuré comme il les rêve depuis longtemps. La même année, il réactive une nouvelle formule du EARTHWORKS avec un nouveau line-up, constitué cette fois de Patrick CLAHAR (saxophone), Mark HODGSON (contrebasse) et Steve HAMILTON (piano). Le son de A Part & Yet Apart (1997) est nettement plus chaud et plus rond que celui des précédentes moutures de EARTHWORKS. Forcément : le parti pris de l'acoustique se fait désormais sans fausse pudeur. Il rééditera l'expérience en 2001 avec The Sound of Surprise, suivi par un témoignage en concert Footloose and Fancy Free. Et ce n'est pas tout ! Les deux laissés pour compte de l'actuel formation de Robert FRIPP, BRUFORD et LEVIN, s'allient et se payent les services de David TORN (pour lequel ils avaient enregistré Cloud about Mercury sur ECM en 1987) et le trompettiste Chris BOTTI. C'est B.L.U.E., pour BRUFORD LEVIN UPPER
ESTREMITIES, en 1999. Le disque débouchera là aussi sur une tournée et un témoignage
sur disque (Blue Nights) où la formation s'essaye à une espèce de fusion des
genres entre rock, jazz, blues et world music. Un peu le parent pauvre du KING CRIMSON
actuel, et aussi un lieu d'expression privilégié pour vieux requins aux dents longues
qui n'hésitent pas à se refaire une santé en adaptant au passage, sans l'air d'y
toucher, certains titres phares du patrimoine culturel mondial (je songe au titre Fin
de Siècle dont la progression n'est pas sans évoquer celle de Kashmir). Bref, Bill BRUFORD, du haut de ses cinquante cinq ans bien sonnés, garde bon pied, bon oeil, et reste un artiste vif et curieux de tout, comme l'illustre sa carrière ô combien hétéroclyte, même si pas toujours d'une réussite exemplaire. On ne pourra vraiment pas l'accuser d'avoir fait du sur place et de s'être reposé sur ses acquis. Bill BRUFORD a perpetuellement remis son sort en question, prenant parfois des directions qu'un esprit pragmatique aux aspirations vénales ne pourrait pas comprendre. Intègre jusqu'au bout, au moins aura-t-il eu le mérite de sans cesse s'essayer à d'autres choses. (D.S) Quelques liens sur
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